Préface de Trapecio en El corazon
Un seuil pour une aventure : Trapèze au cœur de Louise Doutreligne
Cette préface, comme le seuil d’une aventure, invite non seulement à la découverte de Trapèze au cœur mais également à explorer d’autres fictions dramatiques de Louise Doutreligne, dont on retrouve des traces spéculaires dans cette œuvre.
Trapèze au cœur est, entre autres, l’histoire d’une rencontre imprévue, foudroyante. Il s’agit, bien entendu d’amour, mais d’Amour majuscule, qui touche le corps et l’esprit, sans s’inquiéter s’il est corps ou esprit, parce qu’il est tout simplement Amour, « désir et accomplissement ». Il ne s’agit pas ici d’une seule rencontre mais de plusieurs, réfractées les unes dans les autres et ayant comme illustre miroir une des plus belles rencontres de l’histoire de l’amour et la poésie à Konya, au XIIIe siècle – mais, l’amour et la poésie, ne serait-ce pas au fond la même histoire ? –
Louise Doutreligne aime explorer les rencontres bouleversantes au cœur du labyrinthe d’Éros. Elle observe de très près la passion amoureuse, notamment dans ses personnages féminins, dans la mesure où cette passion joue sur le clavier complet de la vie. Nous pouvons repérer un cycle dans ses œuvres, qui commence avec ses premiers textes dramatiques et culmine dans deux titres, Lettres intimes d’Élise M. (L’Avant-Scène Collection des Quatre Vents, 2001) et La Bancale se balance (Éditions Théâtrales, 2004). On trouve dans Trapèze au cœur des passages et des allusions à d’autres œuvres, mais plus particulièrement à La Bancale se balance : un trapèze ça se balance, comme cette Bancale du titre, titre d’ailleurs qu’envisage le personnage principal de Trapèze au cœur, Lucie, pour sa propre création : « Oui, j’avais pensé à ce titre superbe, Matteo, La bancale se balance, les mêmes sept lettres pour les deux mots mais dans deux ordres différents, tu vois bancale et balance ? ». Cette Bancale qui se balance ici finira, après un terrible épisode, par se balancer beaucoup mieux sans trapèze, tout en continuant, d’une certaine façon, un mouvement similaire… où l’incertitude, qui est, sans doute, la pulsation même de la vie, conserve sa place.
Mais revenons aux références à cette histoire d’amour entre deux hommes au Proche-Orient du XIIIe siècle, parsemées dans Le texte. Louise Doutreligne est souvent attirée par des récits d’autres pays, d’autres temps et cultures. Elle est auteure, notamment, des Séductions espagnoles, un ensemble de sept titres de thème hispanique, parfois inspirés d’œuvres précises de la littérature espagnole du Siècle d’Or. La série des Séductions espagnoles paraissait terminée, mais voilà que cette année elle est revenue avec Carmen–Flamenco (Éditions du Panthéon, 2018) à un sujet qu’elle avait déjà traité : une exploration de la terrible et séduisante méridionale, à partir de Mérimée et Bizet pour construire un spectacle musical composé de métissages culturels et artistiques, où flamenco et opéra se répondent. Mais le mythe de Carmen n’est-il pas aussi celui d’une rencontre bouleversante, quoique destructrice puisqu’elle conduit finalement Don José au crime et à la mort ? Ce n’est peut-être pas un hasard si, précisément après Carmen-Flamenco, Louise Doutreligne écrit Trapèze au cœur.
Mettre en miroir une histoire du présent avec une histoire réelle ou fictive, d’autres temps et lieux, comme elle le fait dans Trapèze au cœur, a d’autres antécédents dans l’œuvre de Louise Doutreligne. Elle a récemment écrit Vita#bis ou L’Hypothèse Aveyronnaise (L’Amandier, 2016), où, dans le Buenos-Aires de nos jours, elle met en rapport des réalités apparemment très distantes : l’incertitude du lieu de naissance de Carlos Gardel et les figures antiques de Didon et de saint Augustin.
Ici, dans Trapèze au coeur, on approche du vertige à voir comment une illustre histoire légendaire du XIIIe siècle se reflète dans des histoires d’amour et passion de nos jours.
Louise Doutreligne a aussi consacré plusieurs de ses œuvres à aborder les injustices de notre temps. Elle a récemment écrit C’est la faute à Le Corbusier ! (L’Amandier, 2013), titre apparemment accusateur pour le génial architecte, qui met en scène un débat sur l’architecture et l’urbanisme actuel, aussi bien sur le plan technique que social et politique, tout en mettant l’accent sur les difficultés subies par ceux qui n’ont accès ni à un logement ni à un environnement digne.
Un des traits les plus séduisants de Trapèze au coeur est justement cette alternance entre l’histoire de cette Rencontre bouleversante, et les problématiques de notre société actuelle, dénoncées sans ambages. Par exemple, comme une déclaration de principe pour l’entente entre les pays et les cultures mais aussi revendication du rôle actif des femmes dans le tissage de liens avec les autres, cette amitié entre ces deux femmes, Lucie et Leïla, l’une juive et l’autre arabe. On peut aussi apprécier son attention permanente à « l’Autre » dans un de ses récents ouvrages, Sublim’intérim, (L’Amandier, 2008), où elle observe la vie d’une famille ouvrière de banlieue, composée d’immigrés venant des quatre coins du monde, dans le cadre de la dépression économique, qui frappe les plus démunis. Dans Trapèze au cœur, quelques passages évoquent le scandale actuel des implants défectueux et des intérêts commerciaux afférents, révélé par la presse internationale … Étonnamment on passe d’une rencontre bouleversante au XIIIe siècle, de l’Amour et la Poésie majuscules, au choix du titane ou la peau de porc pour une valve ! Du cœur de l’amour au cœur du cardiologue !
Les actes de lecture et d’écriture sont également très présents dans les pièces de Louise Doutreligne : lettres, poèmes, romans, scénarios, etc. C’est aussi le cas de Trapèze au cœur, qui est en bonne partie l’histoire d’une écriture. Lucie fait de sa volonté d’écrire et jouer le moteur de sa vie, qui la mène d’une Faculté de Médecine à un chapiteau de cirque. Sa passion s’enrichit des expériences les plus amères et les plus douces : du plaisir de l’amour à la salle d’opération, en passant par la mort décisive de son amant ! Mais la création n’est pas seulement vue sur le plan personnel artistique. Louise Doutreligne, qui a une bonne connaissance du terrain par sa propre expérience, met aussi en scène un autre personnage féminin : Leïla, créatrice dans le monde de la production de spectacles et films. Cela permet à Trapèze au cœur de placer la création littéraire et artistique dans le cadre d’une société qui n’accorde pas aux véritables artistes l’attention qu’ils méritent. Certes, certains réussissent auprès du grand public, et ce n’est pas une raison pour les condamner, mais combien survivent à peine parce qu’ils n’ont pas les appuis nécessaires ! Combien de Leïla faudrait-il pour les soutenir ?
Deux mots universitaires pour finir : « mises en abyme et métalepses » pour signaler la façon qu’a l’histoire enchâssée du XIIIe siècle de se refléter dans l’histoire enchâssante du XXIe siècle, pour découvrir les interférences, les passages entre l’histoire enchâssée et l’histoire enchâssante, ce qui nous entraîne vers des questions troublantes sur les frontières entre la réalité et la fiction, sur la séparation entre passé, présent, futur.
Voici venu le moment de la rencontre avec Lucie et Leïla. Et j’aime entendre l’écho des pas du lecteur qui quitte ce seuil et l’oublie…
Evelio Miñano